Accéder au contenu principal

Articles

Evan 5 : la forêt

L'obscurité prégnante couvre leur tronc majestueux d'une ombre épaisse et inquiétante. Hormis le vent dans les branches, rien ne bouge. Tout semble figé comme pétrifié par la peur. La nature ose à peine respirer de crainte que les feuilles ne frémissent et ne réveillent la bête qui rôde.  Je coupe ma respiration et poursuit ma lente traversée afin de pouvoir quitter cette forêt inquiétante. Les branchages craquent sous mes genoux meurtris et effrayent les oiseaux de nuit. Je m'épuise à me contorsionner et finit par atteindre la lisière du bois. Devant moi, une vaste plaine enneigée s'étend à perte de vue. Il y règne la désolation et la menace. Je me recroqueville sur moi même enserrant mes genoux frileux. Il neige. L'attente me paraît interminable. Quelques ombres fugaces passent à côté de moi me frôlant tour à tour comme pour me mettre en garde. Je les entends murmurer des mots inaudibles comme des picotements aigres et sauvages sur la peau. Je les sens en moi,

Evan 4 : Je suis fou

Encore essoufflé, je sors la main de ma poche pour observer la poupée et tente de défaire ses fils noués un à un en prenant bien soin de ne pas effiler davantage son bras.  Elle grimace. Elle pue la mort. Elle a la fièvre de ma mère.  Cette odeur putride me fait frisonner d’effrois. Alors, je noue chacun de ses fils méthodiquement comme un chirurgien. J'observe ses yeux en bouton à chacune de mes actions espérant qu'elle ne souffre pas. Je crois que je deviens fou moi aussi. La poupée est souillée de boue et de sang. Mes doigts tremblent de froid et je noue avec peine ses fils. Les engelures me font atrocement souffrir. J'enfonce mes genoux dans la terre et me penche vers elle pour parfaire ma réparation. J'ai l'impression d'entendre son cœur qui bat. Cette constatation me fait monter les larmes aux yeux. Je suis horrifié à l'idée de me rendre à l'évidence que la folie s'est emparée de moi. Elle s'accroche à ma tristesse et me fait perdre

Evan 3 : les laveuses

Sa voix grave et tranchante a fendu le silence et ses grands yeux vitreux me dévisage avec la force d'une aveugle terrifiée. Le vert de ses iris se marbre de brun et coule entre les rochers de ma conscience, étendant ses bras aqueux autour de mes remparts. Elle m'attire dans l'eau trouble, suspendue à mon cou, et je trébuche sur la mousse des pierres, guidé uniquement par sa respiration ample et profonde. Je sens la fraîcheur de l'eau sur mes cuisses me tétaniser lentement. Alors, je tente de m'accrocher à ses maigres avant-bras vaporeux et âpres, serpents endiablés agrippés à mon cœur. « Où m'emmènes-tu ? » Ma voix me répond en écho et je devine les parois épaisses de hautes montagnes humides et abruptes. Elles surplombent la rivière que nous traversons, altières et silencieuses, ombrageant des chemins escarpés et boisés entre les roches.  Des parfums inconnus étourdissent mes sens, décuplés par ma cécité nouvelle. La jeune fille desserre son étreinte et po

Evan 2 : poupée de chiffon

  Son visage est gris et je me perds à la contempler. Elle ne sent plus le miel vanillé.  Maman est enveloppée d’éther et ses mains bleuissent. Paumes vers le ciel. Paupières closes. Maman ne se réveillera pas et les aides-soignantes peuvent me passer une main dans les cheveux, je sais qu’elle s’évapore de jours en jours. On la maquille comme une morte pour masquer le voile bleuté de ses longues errances chimériques. Maman ressemble à un manga, à une poupée de chiffon fardée, les yeux en étoiles et la bouche en pétale de rose. Cela me peine et me fâche.  Maman me quitte et il faut aussi qu’on me la défigure. Je voudrais hurler, m’indigner et jeter chaises et bols de soupe dégueulasse par les fenêtres, mais j’ai promis à mamie de ne plus recommencer.  Je voudrais avoir trente ans et qu’on m’appelle monsieur. Qu’on cesse enfin de me caresser les cheveux comme un gamin paumé et malheureux !

Evan

Les rires et les cris des collégiens me donnent la nausée. Ça hurle dans ma tête. J’ai des nœuds d’estomac qui m’empêchent de me redresser et je marche courbé en bousculant les autres avec mon sac. C’est une nuée de tan contre mon échine. Ça pique de tous côtés. Je grogne. Je me colle au mur. Me noie dans l’odeur putride de la vieille peinture souillée. Je n’ai pas fait signer mon mot à maman.    Maman est à l’hôpital. Le chauffeur de bus m’a regardé courir dans son rétroviseur et il ne s’est pas arrêté.  Un homme barbu s'est collé à la vitre pour me regarder courir. J’ai attendu sous la pluie le prochain.  Une vieille dame voilée me regardait sur le trottoir d'en face derrière ses grosses lunettes noires. Elle tenait la main à une drôle de petite gamine à peine vêtue d'un tee-shirt blanc trop long pour elle. Quand je suis montée dans le bus, j'ai cherché du regard la petite fille, mais elle avait disparu. La vieille femme aussi d'ailleurs. Je me suis retrouv

Mercredi matin

Je sens qu’on m’emmène. Les vibrations de la vieille golf orange me bousculent.  J’ai dix ans. La fenêtre ouverte, les arbres et mon chien entre mes jambes. Je caresse ses longues oreilles velues. Je me sens bien. Le soleil entre les feuilles joue avec ses grands yeux éblouis. La voiture ronronne, ronfle, crache les folles heures funestes d’un mercredi bleu, rouge, feu et vent. J’ai dix ans. Brassens fait de petits bonds sur les trottoirs et les toits d’ardoise. Il réveille les âmes du grand cimetière qui longe la route, en un dernier sursaut hystérique. Des lycéens courent pour rattraper le bus. Jupes, écharpes azurées, chevelures endiablées s’enroulent aux notes piquées d’un drôle de petit bonhomme d’ironie et de dérision. Je flatte mon chien qui éternue et colle sa truffe humide sur mes cuisses baignées de soleil. Ulysse respire l’air doux et sucré de ce mercredi matin paisible  " Cherche-moi, Béné. Cherche-moi…" Des longs bras blancs m’encerclent pendant que la voitur

L'école

Je cherchais à comprendre les raisons et à surmonter ma peur. Je contemplais toutes les portes fermées avec suspicion et apprenais à lire sur les lèvres des paroles défendues. L’école aussi me semblait une forteresse qui volait mes sœurs. Un lieu gris et humide qui leur enseignait le silence. Flora et Iris passaient leur journée derrière les barreaux. Ce n’est qu’à l’heure du goûter qu’elles me rejoignaient autour d’un paquet de biscuits et d’un grand verre de lait. Le mur de briques rouges qui délimitait la cour de récréation du trottoir paraissait infranchissable et hostile. Il était rehaussé de grilles aux barreaux acérés tels des lances menaçantes vers le ciel. Je redoutais le jour où je devrais la franchir. Les journées devaient être interminables. Derrière mes lunettes épaisses, je plissais les yeux pour apercevoir les ballons colorés dessinés sur le mur du préau. La bruine normande me brouillait la vue. Je ne comprenais pas comment Iris pouvait les trouver si beaux. Quand je l

Une hirondelle

Bénédicte range la maison. Elle passe le balai dans les quatre coins du salon afin de retirer les miettes du repas, et à chacun de ses gestes, méthodiquement réalisés, toutes ses pensées volent vers Iris. N’ayant pas répondu à son appel, sa sœur est venue lui rendre visite avec ses filles d’épices et de miel. Bénédicte respire le silence de la maison. Sa maison d’enfance a vieilli et ses convictions profondes aussi. Elle se demande d’ailleurs pourquoi elle continue de l’entretenir. Pourquoi mettre de l’ordre alors que la poussière ne cesse de retomber ? Inéluctablement, le temps passe. Il laisse sa trace. Il creuse la distance. Bénédicte souhaiterait se confier à Iris : les fissures de la maison, son cœur enflé, ses mains veineuses et ses souvenirs qui l’envahissent et la détruisent. Elle ne peut pas : Iris est aérienne. Elle flotte au-dessus des nuages avec sa magnifique chevelure et ses mains d’opaline. Comment oser lui demander de se poser sur une terre en jachère ? Une hi

Ulysse

Il y a des tulipes de toutes les couleurs dans les plate-bandes du jardin. Elles dansent le printemps.  Bénédicte se gratte le ventre nerveusement. Elle s’ennuie et l’ennui la fatigue. Il fait trop beau temps pour s’enfermer dans les travaux de la maison. Elle se roulerait bien parmi les tulipes comme son grand chien roux. La belle saison l’appelle et courir à perdre haleine ne comblerait pas suffisamment son appétit de vivre. Son chien aboie en direction du bâton posé à ses pieds. Sa longue langue rose coule sur ses pattes velues. Bénédicte regarde le bout de bois et finit par l’envier. Elle se demande même si ce n’est pas son bel animal qu’elle devrait jalouser : son cœur est si lisse. Il n’aspire qu’à jouer et certaines questions déroutantes, il ne se les pose pas. Il tourne sur lui-même, fait mine de mordiller ses chevilles et finit par se rouler dans l’herbe fraîche. Bénédicte s’empare de son bâton et lance son trophée le plus loin possible dans les airs. « Vole, Ul

Flora - extrait 2

J’ouvre les yeux et aperçoit les pierrots endormis sur le papier peint tapissant la porte de la chambre bleue. Je les compte. Un, deux, trois, puis une étoile, indiscrète et sauvage. Elle s’efface sous mon doigt. Elle se noie dans le bleu du ciel. Celui-ci d’aquarelle et d’argent sent le vent des nuits fraîches et l’ambre. Les étoiles se balancent et frôlent le quatrième pierrot qui m’invite à l’apaisement, l’index sur ses lèvres. Quelqu’un dormirait-il encore de l’autre côté de cette porte ? Je porte ma main à mes lèvres pour me faire toute petite et étouffer ma respiration sifflante qui s’emballe. Je colle mon oreille à la porte. J’espère entendre Flora. Mais, une douleur vive aux pieds m’incite à quitter subitement des yeux le dos de la porte pour arracher cette pointe glaciale qui me paralyse. Le carrelage. Dur et froid. Mes pieds sont violacés et douloureux  « Bénédicte, la couverture…Cesse de tirer sur la couverture ! J’aimerais dormir… » Dormir. Cela fait si l

Flora - extrait 1

« Ton père est un salaud, ma chérie. » Au début, cela sonne comme un coup de poing imprévisible. Puis, au fil du temps, la nouvelle devient tant une supercherie qu’une évidence.  « Ton père est un salaud, ma chérie. » Et j’écoute cette voix qui m’est si chère, raisonnée en moi, tel un écho aux malheurs inéluctables qui ont damné les miens : la fille-mère sous le train, la listéria de ma tante, la petite Alice sur le quai de la gare, la cécité du grand-père, les coups de tonnerre et les coups de Trafalgar…Tous ces crocs en jambe de la vie s’abattent subitement sur mes épaules. J’ai froid. J’ai chaud. Mon cœur est en miette et mes oreilles bourdonnent. Au plus profond de moi-même, accoudée au lavabo de la salle de bain, je me questionne : un « salaud », oui, mais comment est-il ? Peut-on le dessiner ? A-t-on le droit de le gommer ou d’aviver ses couleurs ? Je pourrais cesser de l’exposer au grand jour et le garder dans le fond de ma poche pour ne pas