« Ton père est un salaud, ma chérie. »
Au début, cela sonne comme un coup de poing
imprévisible. Puis, au fil du temps, la nouvelle devient tant une supercherie
qu’une évidence.
« Ton père est un salaud, ma chérie. »
Et j’écoute cette voix qui m’est si chère, raisonnée en moi, tel un écho aux malheurs inéluctables qui ont damné les
miens : la fille-mère sous le train, la listéria de ma tante, la petite
Alice sur le quai de la gare, la cécité du grand-père, les coups de tonnerre et
les coups de Trafalgar…Tous ces crocs en jambe de la vie s’abattent subitement
sur mes épaules.
J’ai froid. J’ai chaud. Mon cœur est en miette
et mes oreilles bourdonnent.
Au plus profond de moi-même, accoudée au lavabo
de la salle de bain, je me questionne : un « salaud », oui, mais
comment est-il ? Peut-on le dessiner ? A-t-on le droit de le gommer
ou d’aviver ses couleurs ? Je pourrais cesser de l’exposer au grand jour
et le garder dans le fond de ma poche pour ne pas l’oublier. Je pourrais
l’enfouir dans une vieille malle et le déterrer lorsque la plaie sera moins
douloureuse. Un « salaud », oui, mais de quelle nature ? Si
j’examine ses mains, le salaud doit les avoir rouges vermeilles. Il se peut
qu’il lui soit impossible de les nettoyer. Ses vêtements doivent sentir le
souffre et, dans ce cas, je pense qu’il serait difficile de s’assoir à ses
côtés ne serait-ce qu’un instant.
Mon père et « le salaud » s’observent
sous la lumière blafarde, tandis que le téléphone, dans ma main, me semble peser
de plus en plus lourd. Un « salaud », oui, mais que fait-il pour
qu’on lui attribue ce titre ? Il tue ? Il viole ? Il
escroque ? Il diffame ? Il…Il prend son café le matin auprès de sa
femme. Il accompagne ses enfants aux solfèges le mercredi. Il enseigne. Il
bâtit des empires. Il fait la vaisselle et n’oublie pas de tirer la chasse
d’eau. Il est un mari, un frère. Mon père.
Je décolle avec peine le téléphone de mon
oreille et me relève. J’esquisse quelques pas maladroits dans le couloir et
rejoins le salon où mon fils m’attend. Je m’assois à ses côtés et pose le
téléphone sur mes genoux.
« Ton père est un salaud. »
Ces mots tournent en boucle dans ma tête,
s’emmêlent, me griffent et me suspendent au-dessus de ma réalité.
La télévision est bien trop forte, mais elle ne
couvre pas les voix intérieures qui me submergent. Elles se contredisent, se
coupent la parole, haussent le ton. Mon regard égaré voyage d’un écran à
l’autre. Je me sens éparpillée et démolie.
« C’était qui ? - me demande avec
insistance le petit garçon assis à côté de moi sur le divan – C’était qui,
hein, maman ? C’était mamie ? Elle voulait quoi ? »
« Mange ta pizza et laisse maman
tranquille. Est-ce qu’on peut au moins entendre la télé ? On n’entend que
toi ! »
Mon père. C’est mon père ai-je envie de hurler à
cette petite frimousse boudeuse afin de dénouer ce qui me serre la gorge depuis
des heures.
Je me coupe une part de pizza refroidie et la
porte à mes lèvres désespérément sèches. Une bouchée, puis deux. Machinalement.
Raisonnablement. L’émission à la télévision me parait absurde. Je ne sais pas
où poser mon regard pour taire mes angoisses qui tournent en rond comme une
nuée d’abeilles en colère. La beauté naïve de mon fils attise leur danse
endiablée. Je pose mes couverts sur la table et me replie en cuisine.
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