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Mercredi matin


Je sens qu’on m’emmène. Les vibrations de la vieille golf orange me bousculent. J’ai dix ans. La fenêtre ouverte, les arbres et mon chien entre mes jambes. Je caresse ses longues oreilles velues. Je me sens bien. Le soleil entre les feuilles joue avec ses grands yeux éblouis. La voiture ronronne, ronfle, crache les folles heures funestes d’un mercredi bleu, rouge, feu et vent. J’ai dix ans. Brassens fait de petits bonds sur les trottoirs et les toits d’ardoise. Il réveille les âmes du grand cimetière qui longe la route, en un dernier sursaut hystérique. Des lycéens courent pour rattraper le bus. Jupes, écharpes azurées, chevelures endiablées s’enroulent aux notes piquées d’un drôle de petit bonhomme d’ironie et de dérision. Je flatte mon chien qui éternue et colle sa truffe humide sur mes cuisses baignées de soleil. Ulysse respire l’air doux et sucré de ce mercredi matin paisible 
" Cherche-moi, Béné. Cherche-moi…"
Des longs bras blancs m’encerclent pendant que la voiture file à toute allure. Flora rit sur la banquette arrière à gorge déployée et je sens son parfum de musc et d’ambre m’enivrer de joie.
"Notre maison est trop grande, ma fille. Cela me ferait tant plaisir que tu en bénéficies. Je te la donne si tu veux !"
Le rire de Flora se mêle à celui de notre mère. Je vois son visage se déformer dans le rétroviseur et je m’agrippe à la portière pour mieux le contempler. 
C’est l’été. Je vois la table de la cuisine et des grandes assiettes garnies de salade fraîche et de bacon. Il fait si beau. Je suis assise en face d’elle et je me rends compte que sa proposition me laisse perplexe à ma mine déconfite. Les yeux de mon père sont en désaccords avec sa bouche ébahie. Il semble surpris. Ses sentiments incohérents luttent dans son regard. Il porte le même masque dis-harmonieux que Flora. Ce constat me terrifie.
" Mais, je ne t’oblige en rien. Fais comme tu veux."
Comme je veux... Qu’est-ce que je veux ? De quoi ai-je envie ? Je ne sais pas écouter mon cœur. Je l’ai si longtemps étouffé pour pouvoir grandir sans souffrir. Comme je veux… Cette phrase raisonne en moi comme un défi. La petite fille, qui sommeille en moi, nie de la tête obstinément. Je quitte alors subitement le visage paternel pour me perdre dans la contemplation du petit jardin en fleurs. Ses grands arbres dans le vent…Le barbecue en brique démoli… Immuable. Silencieux. Le chant des feuilles du bouleau comme du papier que l’on froisse…Le cri des hirondelles qui fend le ciel de part et d’autre… Aidez-moi. L’odeur du désastre plane à l’horizon et je ne serai pas étonnée que les arbres se figent.

Commentaires

  1. c'est terrible, cette golf orange ... On dirait qu'elle me regarde, que quelqu'un va en sortir.

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